Défis actuels et nouvelles exigences de la théologie africaine

Publié le par Fédérations des Églises Africaines de Suisse

0-4059-copie-1Nous allons citer, à titre indicatif, quelques défis qui se posent à la théologie africaine aujourd’hui, et qui peuvent constituer de nouveaux lieux théologiques pour les années à venir, défis méthodologiques et thématiques. Nous nous attarderons ensuite sur un défi qui nous semble fondamental: celui de la théologie africaine du salut.

On enregistre parfois des critiques contre la théologie de l’inculturation considérées comme le refrain monotone et lassant de la théologie africaine. Ces critiques nous semblent fondées essentiellement sur une méprise, à moins qu’elles ne soient dirigées contre un certain type de théologie de l’inculturation axée uniquement sur les valeurs traditionnelles et qui fait de la critique du christianisme missionnaire son cheval de bataille. En fait, l’inculturation doit accompagner toute évangélisation, sous toutes les latitudes ; on ne peut jamais la considérer comme terminée. Elle est à reprendre constamment, en rapport avec la continuelle évolution des cultures et des situations (v. Commission Biblique Pontificale 1994:109). Dans le message final du synode africain, il est précisé que la noble mission des théologiens africains consiste à être au service de l’inculturation qui est le grand chantier où s’élabore la théologie africaine (v. L’osservatore Romano 24.5.1994, p. 96). Mgr Rakotondravahatra (Madagascar) était également explicite à ce propos au cours du Synode africain: "L’inculturation est un projet d’avenir greffé sur un présent d’invention et d’audace (...) il s’agit d’une nouvelle intelligence de la foi: l’inculturation, en effet doit être basée sur un discernement théologique fondé sur des instruments d’analyse aussi scientifiques que possible, toujours soumis à la lumière de la foi" (v. L’Osservatore Romano 19 avril 1994, p. 14). Tel est l’enjeu de l’inculturation. Un processus jamais achevé, qui doit se situer constamment en dialogue avec la culture vivante et reconnaître le potentiel prophétique de l’évangile. Cette inculturation postule une approche pluridisciplinaire, dans la mesure où il s’agit de repérer les grandes orientations de la culture, je dirais l’esprit plutôt que la lettre  [8] . A ce propos, deux réactions au rite congolais de la messe peuvent faire réfléchir. Depuis un temps, les célébrants à Kinshasa ont renoncé aux symboles du chef qui étaient intégrés dans le rite, notamment le couvre-chef ou la toque. Celle-ci rappelait trop un attribut de la dictature mobutienne, la toque du léopard, pour être assumée dans un acte liturgique où celui que l’on représente s’est révélé comme serviteur. L’histoire politique du pays a donc sursignifié un symbole, le rendant inadéquat dans l’imaginaire populaire pour le service liturgique. Dès lors, il y a eu un déplacement de sens dont la pratique ecclésiale et la réflexion théologique doivent tenir compte. Une autre réaction: à une enquête organisée par la commission épiscopale pour l’évangélisation, certains diocèses qui rejettent le rite congolais de la messe ont répondu qu’ils ne s’y retrouvaient pas, que la culture congolaise qui y domine ne correspond pas à leur vision du monde, notamment dans l’utilisation des lances par certains ministres du culte qui accompagnent le célébrant. Cette réaction pose l’exigence d’une étude rigoureuse conduisant à faire ressortir de la culture non pas des éléments épars et isolés, mais les orientations fondamentales, les constantes essentielles. Travail de longue haleine qui montre également que l’inculturation est une tâche jamais achevée. A cela il faut ajouter l’exigence de théologiser en langues africaines. L’inculturation reste donc un champ porteur d’avenir pour la théologie africaine, mais il ne faut pas la réduire au seul dialogue avec les religions traditionnelles africaines ni en faire une affaire purement intellectuelle ; elle est totalisante comme la culture est une totalité  [9] .

Pour être féconde, la théologie de l’inculturation ne doit pas négliger la rigueur dans l’analyse des contextes ni la puissance spéculative dans la réflexion. Certains étudiants en théologie sont pressés d’arriver aux applications et sacrifient la recherche fondamentale ou le détour spéculatif pourtant indispensable pour une bonne contextualisation. Les meilleures études d’inculturation seront celles qui suivront la triple démarche suivante: partir du contexte que l’on analyse avec rigueur en mettant à profit les résultats les plus éprouvés des sciences humaines ; décontextualiser la question en se situant à un niveau plus radical où le dialogue est engagé avec d’autres contextes (parmi lesquels le contexte biblique et celui de la tradition); recontextualiser enfin, fort des acquis récoltés tant par l’analyse du contexte que par le détour spéculatif. J’ai particulièrement apprécié ce témoignage de Mgr Tshibangu Tshishiku (1989:23), un des pionniers de la théologie africaine: "Une bonne information théologique africaine doit aller chercher, là où ils se trouvent, même si c’est apparemment loin de l’Afrique, les fondements épistémologiques et doctrinaux solides correspondant au domaine de la recherche ou de la spécialisation auquel on s’applique". Et encore: "les théologiens africains doivent mettre dans leur travail, qui se devra d’être sérieusement fondé, une grande puissance spéculative. C’est le prix de l’inventivité et de fécondité doctrinale. Sans effort spéculatif, pas de progrès doctrinal possible". En fait, la théologie ne peut trouver aucun alibi pour se soustraire aux interrogations les plus fondamentales qui troublent profondément le cœur humain: qu’est-ce que l’homme? Quel est le sens et le but de la vie? Qu’est-ce que le bien et qu’est-ce que le péché? Quelle est l’origine de la souffrance? Qu’est-ce que le mystère dernier qui entoure notre existence, d’où nous tirons notre origine et vers lequel nous tendons? (v. Vanneste 1986).

Au sein de la société, la théologie africaine est un discours parmi d’autres. Il doit être nécessairement à l’écoute des autres discours qui animent également la société. Cette exigence indique d’abord un devoir d’humilité et une conscience de la relativité de son discours, même si l’objet de celui-ci est l’Absolu. Il y a quelques temps, un journaliste de l’Agence DIA m’exhortait, indigné, à une réaction plus violente face au discours religieux tenu par les nouveaux mouvements religieux (Eglises dites de réveil) qui envahissent l’espace public, en R.D.C., notamment en occupant massivement le champ audio-visuel et en matraquant les auditeurs de leur message et de leur théologie (discours sur Dieu). Pour ce journaliste, la théologie catholique brillait par son absence. Aussi proposait-il une réplique agressive. La réponse que je lui fis s’inscrit dans la ligne que j’indique ici: non à un discours agressif. Ce qu’il faut, c’est une théologie de la présence  [10] .

Présence à l’homme concret qui chemine au milieu des épreuves immenses, présence à une histoire qu’il faut nécessairement assumer pour inventer un avenir crédible, au nom de l’évangile. Cette nouvelle exigence postule une théologie africaine qui entre constamment en dialogue, avec d’autres instances discursives: l’Islam africain, les Eglises Africaines Indépendantes, les nouveaux mouvements religieux, les religions traditionnelles africaines. Et au sein même des structures confessionnelles, une théologie qui entre en dialogue avec la base et la hiérarchie. Dialoguer signifie être prêt non seulement à donner mais aussi à recevoir, permettant ainsi un enrichissement réciproque. Le défi du dialogue dont je parle concerne également les théologiens africains entre eux. Il est étonnant de constater le fossé entre les aires linguistiques (français, anglais, portugais). Les Associations panafricaines ou régionales existantes ont souvent beaucoup de mal à se maintenir longtemps. Cette exigence de dialogue invite à inventer des modes d’expressions appropriés. La théologie africaine ne devrait pas hésiter à prendre des formes accessibles au peuple: récits, symboles, art, etc. Pour les Pères de l’Eglise autrefois, les sermons ont été les véhicules adéquats de leur théologie. Il n’y aurait aucune raison qui empêche la théologie africaine d’emprunter la forme narrative par exemple  [11] .

J’aimerais mentionner un dernier défi qui se pose avec acuité à la théologie africaine, c’est celui d’une théologie du salut. En 1977, G. Setiloane (1979) notait: "La tâche qui s’impose aujourd’hui à la théologie africaine est de travailler à fond la question de christologie: qui est Jésus? Que signifie Messie ou Christos dans le contexte africain?". Le Christ cru par les Africains est considéré comme le Sauveur, le Héros (v. Museka Ntumba 1988), le Guérisseur (v. Kolie 1986, Ndiaye 1982), le Frère Aîné (v. Kabasele 1986), l’Initiateur (v. Sanon 1986, Diatta 1989, et Luyeye Luboloko 1989), le Proto-Ancêtre (v. Bujo 1979) qui est source de toute vie, en tous cas plusieurs essais de christologie africaine ont été tentés avec plus ou moins de bonheur  [12] . Au-delà de la question de nomination ou de représentation, se pose celle, existentielle, de ce que ce Christ apporte au croyant, dans sa vie, dans sa destinée personnelle et collective. Il s’agit donc de la question du salut. "Le grand péril de la foi en Afrique ne viendra pas de la croyance dogmatique, mais des impératifs de l’action", affirmait Ngindu Mushete (1979:5). Efoe Julien Penoukou écrivait de son côté: "La question du salut de l’homme africain est dramatique. Question de fond et de foi: au regard de la situation actuelle qui caractérise le continent noir, après des siècles d’esclavage, de colonisation, et trois décennies d’indépendance dans la dépendance internationale, la faillite et à présent la détresse (...) l’évangile du salut en Christ le concerne-t-il réellement? En quoi et comment Jésus-Christ, qui se proclame Rédempteur de tout homme, en tout temps, peut-il l’aider à sortir par lui-même de l’échec et du désespoir, afin d’assurer son histoire propre"  [13] ? 

Schématisons. Pour une certaine ligne de recherche, le Christ nous fournit un socle - l’évangile - à partir duquel nous pouvons nous engager dans la transformation de la société, la pratique de l’agapè, et la construction d’un monde fraternel, un monde de justice et de paix, où chacun peut retrouver sa dignité d’homme et de femme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. D’où un discours théologique social poussé. C’est ici qu’on peut situer la plupart des tenants de la théologie de la reconstruction par exemple. Pour une autre ligne de recherche, nous schématisons encore, il faut souligner l’action de Jésus comme celui qui guérit ici et maintenant, et promouvoir le ministère de guérison et de délivrance. Ces deux types de discours théologiques ne se rencontrent pas nécessairement en pratique, car l’un souligne la responsabilité de l’homme, l’autre l’abandon de l’homme dans les mains de Dieu. La situation de dures épreuves que vit la majorité de la population africaine fait souvent préférer le deuxième discours  [14] . C’est le discours des Eglises dites de réveil, de communautés charismatiques, mais c’est aussi un discours qui envahit les espaces théologiques des Eglises chrétiennes confessionnelles ainsi que leur praxis ecclésiale. La théologie africaine des années à venir ne peut ignorer ces deux types de discours sur Dieu dans le contexte d’un continent soumis à rude épreuve. Pour mieux les assumer, elle doit réussir à les articuler. A mon avis, ce qui manque dans la théologie africaine jusqu’ici c’est une théologie de la croix pouvant aider à mieux articuler ces deux discours apparemment irréconciliables. Une théologie de la croix qui ne conduit pas à la résignation, mais à l’assomption de la souffrance comme élément de la condition humaine. C’est pourquoi, je pense que la question christologique, dans le sens indiqué plus haut, occupera encore longtemps le champ de la théologie africaine des années à venir, particulièrement dans sa dimension sotériologique.

Les défis que la théologie africaine doit relever dans les années à venir sont nombreux. Je n’ai fait qu’en désigner un échantillon. Les discussions internes à la théologie africaine sont bénéfiques pour son déploiement, depuis ce débat mémorable Tshibangu-Vanneste (1960), jusqu'à celui que la jeune génération de théologiens - les théologiens de la reconstruction - engage avec aussi bien les théologiens de l’inculturation que ceux de la libération. Parfois, il y a méprise sur les termes, mais la théologie n’est pas d’abord une question de vocabulaire, quoique des concepts clairs et précis soient nécessaires pour exprimer convenablement la démarche et les enjeux de l’élan théologique.

Ce que l’on peut retenir, c’est justement cet élan: c’est lui qui pousse théologiens et communautés chrétiennes à s’approprier le message du Christ dans ses lignes essentielles, à le rendre présent, à en faire le ferment pour un engagement lucide dans la transformation heureuse de son contexte, à l’habiter profondément pour y puiser force et espérance, guérison morale, spirituelle et parfois même physique.

 

Sources

Alana, O. E. 2000

 

Notes:

[8] "Les Théologiens ont besoin, pour progresser, du travail accumulé des sociologues, philosophes, linguistes, bref, des humanistes chrétiens. Grâce à eux, on peut le dire, se soutenant fermement, s’épanouiront la foi chrétienne et la raison humaine dans un discours théologique à la fois fidèle au Christ et respectueux de l’Afrique » (Ngindu Mushete (1979:98).

[9] Sur le plan de l’enseignement de la théologie, je salue, pour le cas de la R.D.C., la place réservée à cette dimension dans la ratio studiorumdes Grands Séminaires, où l’on a, dans le cycle de philosophie des cours sur les religions traditionnelles africaines, les Eglises Africaines Indépendantes, et en théologie, les cours de Théologie de l’inculturation, et Théologie africaine. L’idéal est qu’à travers tous les enseignements il y ait un effort de contextualisation et d’actualisation. La note est plus marquée à la Faculté de Théologie des FCK. Du programme des cours, j’ai relevé les matières suivantes liées à la théologie africaine: Patrimoine religieux de l’Afrique, Mémoire collective et transcription des traditions orales, Initiation à la théologie africaine, Les grandes écoles de la spiritualité chrétienne et la spiritualité africaine, Art religieux africain, Lecture scientifique de la vie chrétienne en Afrique, Linguistique africaine: transcription de textes, Histoire de l’Eglise en Afrique, Questions approfondies de théologie africaine, Histoire de l’Eglise au Congo, Questions approfondies de religion traditionnelle africaine, Séminaire de théologie africaine, Lecture théologique des Actes de l’Assemblée plénière de la Conférence Episcopale Nationale du Congo.

[10] Une telle théologie de la présence corrigerait l’impression d’absence autrefois dénoncée avec la dernière énergie par E. Mveng (1992:166) en ce qui concerne l’Eglise catholique en Afrique: Une Eglise "de plus en plus absente des lieux et des institutions où l"Afrique, désespérément, tente son propre rassemblement pour sa propre survie: absente de l"OUA, absente du Plan de Lagos, absente de la Commission économique des Nations Unies pour l"Afrique, absente de la Conférence des Eglises de toute l"Afrique, notre Eglise, massivement nombreuse, semble ainsi s"exiler dans la périphérie dramatique de l"Absence, laissant le Centre à la merci des structures de péché qui risquent de l"étouffer ».

[11] En tout cas, Joseph Healey et Donald Sybertz (1996), deux prêtres américains travaillant en Afrique de l’Est, ont justement publié un ouvrage suggestif: Towards an African Narrative Theology.

[12] Voir Stadler (1983).

[13] Cité par Kä Mana (1994:5).

[14] A ce propos, l’Instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi sur les prières de guérison est bien tombée dans le contexte actuel. Voir également sur le thème: Lugwuanya (2000) et Alana (2000).

 

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